"J'ai lu ce soir" un texte de NIETZSCHE
Face au terrorisme, à la violence qui nous entoure, nous ne prenons plus le temps de penser, nous réagissons. Bien sûr il faut réagir mais on ne peut se dispenser de penser.
Quelques soient les évènements, les postures, les leçons de morale, le bien, le mal, ce qui est le moteur de l’homme est la préservation de l’espèce nous dit NIETZSCHE.
Tous les actes sont liés à cela. Nous allons combattre le mal lorsqu’il met en danger l'"autre" de façon directe et voyante. Le mal et le bien cohabiterons toujours et nous serons des régulateurs, car ce qui importe ce n’est pas la morale, ce n’est pas le bien, c’est la conservation de l’espèce.
« La doctrine du but de la vie. Que je considère les hommes avec bonté ou malveillance, je les trouve toujours, tous tant qu’ils sont et chacun en particulier, occupés d’une même tâche : se rendre utiles à la conservation de l’espèce. Et ce non point par amour de cette espèce, mais simplement parce qu’il n’est rien en eux de plus ancien, de plus puissant, de plus impitoyable et de plus invincible que cet instinct,…parce que cet instinct est proprement l’essence de notre espèce, de notre troupeau. Bien qu’on arrive assez rapidement, avec la myopie ordinaire, à séparer à cinq pas ses semblables en êtres utiles et en nuisibles, en être bons et en méchants, quand on fait son décompte total et qu’on réfléchit sur l’ensemble on finit par se méfier de ces épurations, de ces distinctions, et on y renonce. Peut-être l’homme le plus nuisible est-il encore, au bout de compte, le plus utile à la conservation de l’espèce, car il entretient en lui-même, ou chez les autres, par son action, des instincts sans lesquels l’humanité serait amollie et corrompue depuis longtemps. La haine, le plaisir de nuire, la soif de prendre et de dominer, et, d’une façon générale, tout ce qu’on appelle le mal, n’est au fond qu’un des éléments de l’étonnante économie de la conservation de l’espèce, économie coûteuse, certes, prodigue et au total, hautement insensée, mais qui a, la chose est prouvée, maintenu jusqu’ici notre race. Je ne sais pas, mon cher congénère et prochain, si tu pourrais encore vivre « mal », ce qui aurait pu nuire à l’espèce est peut-être mort en nous depuis des milliers d’années, c’est peut-être maintenant une de ces choses auxquelles Dieu lui-même ne peut rien. Suis tes meilleurs ou tes pires penchants, et, avant tout, vas à te perte, dans les deux cas probablement tu favoriseras d’une façon ou d’une autre, le progrès de l’humanité, tu seras toujours sur quelque point son bienfaiteur et tu auras droit à tes panégyristes,…tout aussi bien qu’à tes railleurs ! Mais tu ne trouveras jamais celui qui saurait le railler, toi l’individu, entièrement, même dans ce que tu as de meilleur, celui qui saurait te représenter avec assez de force pour approcher de la vérité, pauvre mouche, pauvre grenouille, ton incommensurable pauvreté. Pour rire de soi comme il faudrait, comme le ferait la vérité totale, les meilleurs n’ont pas eu jusqu’ici assez de passion pour le vrai, les plus doués assez de génie. Peut-être y-a-t-il encore un avenir pour le rire ! Ce sera lorsque la maxime : « l’espèce est tout, l’individu n’est rien » aura pénétré l’humanité jusqu’aux moelles et que chacun aura libre accès à cette suprême libération, à cette suprême irresponsabilité. Peut-être alors le rire se sera-t-il allié à la sagesse, peut-être y aura-t-il alors un « gai savoir ». En attendant il en va tout différemment, en attendant la comédie de l’existence n’a pas encore pris « conscience de soi », en attendant nous en restons à l’âge de la tragédie, l’ère des morales et des religions. Que signifie ce flot toujours nouveau de fondateurs de morales et de cultes, instigateurs des combats qui se livrent pour le triomphe de telle ou telle valeur éthique, professeurs de remords et de guerre de religion ? Que signifient, sur de telles planches, ces héros ? Car ils en furent les héros jusqu’à présent, et le reste, qui fut parfois, trop près de nous, tout ce qu’on voyait de la scène, n’a jamais fait, coulisse ou machinerie, valet de chambre ou confident, que servir à préparer leurs rôles. (Les poètes, pour prendre un exemple, ont toujours été les valets de chambre de quelque morale)… Il va de soi que ces tragiques travaillent eux aussi dans l’intérêt de l’espèce, bien qu’ils imaginent peut-être travailler eux aussi la vie de l’espèce en favorisant la foi dans la vie. « La vie vaut d’être vécue », - disent-ils, la vie est une chose importante, il y a quelque chose derrière elle, son apparence cache un objet, prenez-y garde ». L’instinct de la conservation, cet instinct qui règne également chez les hommes supérieurs et chez les plus grossiers, perce de temps en temps sous couleur de raison ou de passion intellectuelle, il traîne alors à ses côtés toutes une escorte de raisons étincelantes et cherche à faire oublier à tout prix qu’il n’est pas au fond instinct, penchant, folie et absence de raison ! Il faut aimer la vie, car… ! L’homme doit travailler à sa vie et à celle de ses semblables, car… ! et autres « on doit », et autres « il faut », et autres « car » d’hier, d’aujourd’hui ou demain ! C’est pour que ce qui arrive toujours nécessairement, ce qui arrive par soi-même et sans aucune espèce de but apparaisse désormais comme tendant à une fin et semble à l’homme raison et toi suprême, c’est pour cela que le maître de morale monte dans sa chaire de professeur de « but de la vie », c’est pour cela qu’il invente une autre vie, une seconde vie, et qu’au moyen de sa nouvelle mécanique il fait sortir de ses vieux gonds si vulgaires notre vieille existence si vulgaire. Il ne veut pas du tout que nous rions de l’existence, ni de nous, mais non ! ni de lui ! Un être pour lui c’est toujours un, quelque chose de premier, de dernier, de formidable, il n’y a pas d’espèce pour lui, pas de somme, pas de zéro. Quelque folle, quelque extravagantes que puissent être ses inventions et ses évaluations, quelque méconnaissance qu’il témoigne de la marche de la nature, quelque violence qu’il fasse aux conditions naturelles, et toutes les éthiques, jusqu’ici, ont été tellement folles, tellement contre-nature que les moindres auraient fait périr l’humanité si elles l’avaient pénétrée malgré tout, chaque fois que le « héro » venait à paraître sur les planches et obtenait quelque chose de nouveau, l’épouvantable opposé du rire, la profonde émotion de maint individu à cette pensée : « Oui, la vie vaut d’être vécue ! Oui, je suis digne de vivre ! », la vie, moi, toi, nous tous tant que nous sommes, redevenait pour quelque temps chose intéressante à nos yeux. On ne peut nier qu’à la longue, le rire, la nature et le bon sens n’aient eu raison de ces grands professeurs de but : la courte tragédie a toujours fini par revenir à l’éternelle comédie de l’existence, et pour parler avec Eschyle « la mer au sourire innombrable » finira fatalement par recouvrir aussi le plus grand de tous les tragiques. Mais, malgré ce rire correcteur, la nature humaine, somme toute, a été modifiée par l’incessant retour de ces professeurs du but de l’existence, elle a maintenant un besoin de plus, et c’est précisément le besoin de voir revenir incessamment ces professeurs et leurs leçons. L’homme est devenu petit à petit un animal chimérique dont l’existence est soumise à une condition de plus que celle des autres animaux : il faut qu’il se figure savoir de temps en temps pourquoi il existe, son espèce ne peut prospérer sans une confiance périodique dans la vie ! Sans croire à la raison dans la vie ! Et l’espèce humaine ne cessera de décréter de temps à autre : « il y a quelque chose dont on n’a absolument plus le droit de rire. » Et le plus prévoyant des philanthropes ajoutera : « le rire et la sagesse joyeuse ne font pas seuls partie des moyens et des nécessités du maintien de l’espèce, le tragique aussi en fait partie, avec sa sublime déraison ! »…Par conséquent ! Par conséquent ! Par conséquent ! Me comprenez-vous, ô mes frères ? Comprenez-vous cette nouvelle loi du flux et du reflux ? Nous aussi nous aurons notre heure !
Le Gai Savoir Livre premier (1).